L’hégémonie technologique au cœur des tensions géopolitiques

 

Si cette rentrée est pour le moment animée par des sujets politiques, que ce soient en France avec la sortie prochaine du plan de relance ou aux Etats-Unis où la campagne électorale pour la prochaine présidentielle bat son plein, nous observons une multiplication de petits conflits au niveau international, susceptibles d’interagir avec les marchés financiers dans les mois et trimestres à venir. Retour ce mois-ci sur les tensions méconnues en France, entre les deux pays les plus peuplés au monde : la Chine et l’Inde.

Le 15 juin dernier, le conflit opposant l’Inde à la Chine à propos de leur frontière commune de l’Himalaya a fait 20 morts du côté de l’armée indienne et un nombre inconnu du côté chinois. Si l’élément déclencheur des récents affrontements n’est pas clairement identifié, il ne fait aucun doute que ce sont des revendications territoriales antagonistes[1] qui ont mis le feu aux poudres, provoquant l’affrontement dans la vallée de Galwan, située entre le Ladakh, côté indien, et l’Aksai Chin. Le bilan a d’autant plus frappé les esprits que les patrouilles militaires des deux camps se font sans armes, en vertu d’un accord signé en 1996 entre les deux parties. Les heurts ont donc vraisemblablement revêtu une forme archaïque : jets de pierres, coups de bâtons et de barres de fer à 4 000 mètres d’altitude (d’où un manque d’oxygène) et des températures négatives ! Si la situation ne s’est fort heureusement pas dégradée pour le moment sur le plan militaire, des conséquences économiques sont à attendre, conséquence de la décision de l’Inde de réduire sa trop grande dépendance commerciale vis-à-vis de la Chine.

L’Inde estime être devenue trop dépendante de la Chine

Jusqu’au milieu des années 2000, la balance commerciale entre l’Inde et la Chine était relativement équilibrée. Mais entre 2005 et 2018, la balance commerciale indienne est devenue très déficitaire. Elle semble avoir stoppé sa chute en 2019. Toutefois, selon un rapport du groupe Motilal Oswal, le déficit commercial de l’Inde vis-à-vis de la Chine sera vraisemblablement d’environ 49 milliards de dollars en 2020 (soit 1,7 % du PIB). Cette inégalité des échanges commerciaux est clairement porteuse de tensions, en exacerbant les velléités expansionnistes du voisin chinois.

Si la crise provoquée par le récent conflit venait à durer, les secteurs les plus impactés seront les plus dépendants de l’approvisionnement chinois, les entreprises indiennes éprouvant de grandes difficultés pour trouver des fournisseurs alternatifs susceptibles de leur procurer les mêmes quantités d’intrants aux mêmes coûts… Les secteurs les plus sensibles seraient l’automobile (Tata Motors, Motherson Sumi Systems et Bharat Forge devraient toutefois s’en sortir en raison de leur diversification), les biens durables (Voltas, entreprise spécialisée dans les technologies de climatisation, pourrait sévèrement souffrir de barrières tarifaires), les industries chimiques et pharmaceutiques (entre la moitié et les trois quarts des matières premières proviennent de Chine), les télécommunications ainsi que l’énergie (solaire, notamment).

Comme toujours, la question technologique au cœur des représailles

Les représailles commerciales de l’Inde envers la Chine concernent surtout les technologies de l’information et de la communication : la possible exclusion de Huawei et sa 5G, l’interdiction de TikTok (et de 58 autres applications chinoises), le frein aux importations électroniques, ou encore la limitation des investissements chinois dans les secteurs de haute technologie. Mais les représailles économiques sont toujours à double tranchant et Bharti Airtel, le premier opérateur indien de téléphonie mobile, pourrait également souffrir de nouvelles restrictions tarifaires en raison de nombreuses interdépendances avec ses équipementiers chinois.

Basculement de l’Inde dans le camp des Etats-Unis pour la domination technologique mondiale

Cela met un peu plus d’eau au moulin de la lutte pour la domination technologique mondiale qui se joue actuellement sur la scène internationale, qui n’a jamais cessé en dépit de la crise du Coronavirus. Après les événements de la nuit du 15 juin, l’Inde a décidé de se ranger aux côtés des Etats-Unis et s’est rapprochée des géants du numérique américain. Apple pourrait progressivement délocaliser vers l’Inde une part non négligeable (environ un cinquième) de sa production jusqu’alors réalisée en Chine (d’ailleurs, l’entreprise fournit d’ores et déjà des iPhone11 estampillés “Made in India”). Cela apparaît comme une opportunité supplémentaire pour la « tech » américaine qui semble a priori connaître actuellement un véritable alignement des planètes[2].

La Chine tente de prendre de vitesse les Etats-Unis pour rendre inefficace une guerre froide technologique

L’ambition technologique chinoise a cela d’intéressant qu’elle s’inscrit dans une stratégie globale cohérente concernant la majeure partie des technologies qui, potentiellement, donneront demain un avantage économique certain à leur détenteur. Plusieurs faits méritent alors d’être cités : Huawei continue de développer son propre système d’exploitation (HarmonyOS), le président Xi Jinping a annoncé l’an dernier le lancement d’un projet de cryptomonnaie chinoise, la recherche publique et le secteur privé chinois s’intéressent à l’informatique quantique (la cryptographie quantique pour Alibaba, par exemple), etc. L’objectif est évident : rendre très difficile, voire impossible, pour les Etats‑Unis de bloquer la diffusion des futures innovations chinoises en raison de l’aire d’influence économique dont elle dispose désormais, notamment dans les pays du Sud, et ainsi créer les conditions de la poursuite de son inexorable ascension vers la première place économique mondiale.

L’Inde dispose-t-elle encore des moyens de résister à la puissance chinoise ?

Le gouvernement du Premier ministre indien Narendra Modi, membre du parti nationaliste hindou, ne s’est pas cantonné à des représailles économiques puisque l’achat d’armes et un renforcement de la présence militaire indienne sur la zone du conflit ont également été annoncés. Il s’agit là de s’inscrire dans la Stratégie Indopacifique du président Trump, spécifiquement conçue pour contrer l’influence chinoise. Mais le parti-pris de l’Inde en faveur du bloc occidental n’est pas sans risque : le pays pourrait se voir exclu de la dynamique régionale, les échanges se concentrant au nord sur la Nouvelle Route de la Soie (terrestre : matérialisée par des chemins de fer, gazoducs, oléoducs et autres corridors économiques qui ne passent pas par l’Inde) et au sud sur les Routes maritimes de la Soie (en direction de l’Afrique puis de l’Europe), dans un contexte où les Etats-Unis ne représentent pas nécessairement une alternative crédible au partenariat avec Pékin.

Conclusion : redoubler d’attention concernant le secteur techno dans les trimestres à venir

Au bilan, la dimension technologique de l’affrontement sino-indien illustre combien le numérique est aujourd’hui devenu conflictuel, la quête d’une hégémonie numérique mondiale, qu’elle soit d’ailleurs américaine ou chinoise, n’étant pas une bonne nouvelle pour le Reste du Monde. Sous influence, les pays doivent faire face à des situations de monopoles ou de quasi-monopoles impossibles à résorber car le retard technologique pourrait être désormais irrattrapable, nous amenant à parler de la situation actuelle comme d’un « colonialisme numérique » du monde. Les conflits qu’engendre cette question de l’hégémonie numérique mondiale devrait générer durablement des troubles au niveau géopolitique, et à terme créer de l’instabilité règlementaire autour des grands acteurs du numérique, qu’ils soient américains ou chinois. A l’heure où Apple a récemment dépassé les 2000 milliards de dollars de valeur boursière aux Etats-Unis et où Ant Group, filiale d’Alibaba, va s’introduire en bourse pour le montant le plus élevé des IPO de l’histoire, il faudra garder un œil attentif dans les mois et trimestres à venir sur l’évolution boursière des grands acteurs technos, qui pourraient commencer à se voir mettre quelques bâtons dans les roues pour des raisons plus géopolitiques qu’économiques.

[1] Elles trouvent leur origine dans la Convention de Simla (1914) qui a fixé la frontière et ont notamment donné lieu à la « Guerre sino-indienne » des années 1960.

[2] En raison, entre autres, de l’intervention des Banques Centrales, les valeurs technologiques américaines ont de très bons résultats en bourse : pour 2020, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ont toutes des capitalisations boursières estimées à plus de 30 fois leurs bénéfices (alors qu’en moyenne, la capitalisation des valeurs du S&P­‑500 varie généralement entre 13 et 15 fois leurs bénéfices). La capitalisation boursière d’Amazon dépasse même 100 fois ses bénéfices, d’où la crainte réelle d’une bulle sur ces actifs…

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